mardi 29 décembre 2020

Le premier club d’échecs en France

23/06/2021 - Après la lecture de cet article, je vous conseille de lire celui-ci sur le Le Café Morillon où je corrige une erreur au sujet du Salon des Échecs.

Quel a été le premier club d’échecs en France ? Où se trouvait-il ? Et qui en est à l’origine ? etc.
Cet article apporte des réponses inattendues à toutes ces questions…

Le Comte de Provence (futur Louis XVIII et frère du Roi Louis XVI)
Vers 1778 - Joseph Duplessis

La réponse est apportée, par exemple, via un extrait du livre "Bibliographie anecdotique du jeu des Échecs", par Jean Gay – Paris 1864

« En (1777), un club d’échecs fut établi à Paris, près du Palais-Royal, sous la protection du comte de Provence, plus tard Louis XVIII, qui était lui-même membre du club. La souscription annuelle était de 4 Louis (100 fr.). Parmi les membres étaient : Bernard, Carlier, Verdoni, Léger, Garnier, le comte de Bissy, les chevaliers de Beaurevoir, de La Pallu et d’Anselet ».

Ainsi, juste avant la Révolution, un lieu dédié au jeu d’échecs est créé à Paris au Café de Foy au Palais-Royal, à l’initiative de Monsieur, frère cadet du Roi Louis XVI. Il s’agit sans conteste du premier club d’échecs de France. 

Le Café de Foy n'existe plus de nos jours.
Mais il est possible de voir son emplacement au Palais-Royal, du numéro 57 au numéro 60.
Actuellement s'y trouve la galerie d'art "Susse Frères".

Vue de l'emplacement du Café de Foy depuis le jardin du Palais-Royal (décembre 2020).

En fait Jean Gay se trompe sur la date de création de ce club d’échecs. Il indique 1783 dans son ouvrage, alors qu’il s’agit bien de 1777 (que j’ai corrigé dans son texte).
À ce sujet, je souhaite remercier Herbert Bastian pour les références qu’il m’a communiquées pour rédiger cet article. En particulier pour avoir corrigé la date de création de ce club d’échecs.

Dans les Mémoires du Duc de Lauzun (Paris 1858) on trouve page 273, la confirmation de cette date de 1777 et de Monsieur, frère du Roi Louis XVI et futur Louis XVIII :



« D’ailleurs ne venait-il pas de fonder (1777) et ne dirigeait-il pas un cercle qui suffisait à l’occuper, la Société des Échecs, premier club de ce genre qui ait été établi en France ? » 

On joue aux échecs au Café de la Régence en 1777, et Philidor en est le maître incontesté, mais cela reste un café. Pas vraiment un lieu pour que la bonne société puisse jouer tranquillement aux échecs.
Le club d’échecs se situe à 200 mètres de la Régence, au premier étage du Café de Foy, et porte le nom de Société du Salon des Échecs.

Almanach du voyageur à Paris, Jean-François de Lacroix et Luc-Vincent Thiéry, Paris 1787

« Le Salon des Échecs est situé au Palais Royal, au-dessus du Café de Foy. La société de ce salon est composée de seigneurs de la cour et de la ville, et l’on ne peut y être admis qu’avec l’agrément unanime de tous les membres. Le jeu d’échecs est le seul que cette société se permette. »

Le Café de Foy se trouve dans les arcades du Palais-Royal. La proximité avec le jardin est un avantage dont le propriétaire du lieu a su tirer parti.

« (Jousserand – propriétaire du Café de Foy) a eu à ce prix, pavillon en avant, avec salon des échecs au premier étage pour tenir tête au café de la Régence, privilège d’établir des chaises et des tables dans le jardin. Ce privilège ne concernait qu’un certain périmètre ou bien il avait été restreint par des conventions ultérieures, puisqu’il n’avait pas empêché la concession du café de la Tente patriotique.
C’est de là qu’est partie la révolution parisienne ; c’est là que, juché sur une table, brandissant un pistolet, s’improvisant une cocarde d’une feuille de marronnier, Camille Desmoulins a rué Paris sur les glacis de la Bastille. »


Titre de la gravure (source Gallica) : Motion faite au Palais Royal par Camille Desmoulins : le 12 juillet 1789 - Berthault Pierre-Gabriel.

En zoomant la gravure il est possible de voir le nom du Café, sous les personnages.
D'ailleurs ces personnages se trouvent très probablement dans le salon des échecs.

Curieusement je n’ai pas trouvé trace de la présence de Philidor au Salon des Échecs, mais on trouve les noms des rédacteurs principaux du livre d'échecs "Le Traité théorique et pratique du jeu des échecs par une société d'Amateurs "(Bernard, Carlier, Léger et Verdoni), ainsi que celui de Deschapelles.

Courier de l’Europe – Vendredi 23 Novembre 1787 (Gallica)

« Le club des Échecs a eu la permission de s’assembler sous une nouvelle forme ; c’est le concierge nommé Carlier, qui a annoncé à tous les associés, par un billet circulaire, qu’on le trouverait toujours chez lui. C’est une sorte d’académie d’échecs (…) »

Comme déjà vu dans un précédent article, la Révolution provoque l’éparpillement des joueurs d’échecs qui quittent le Café de la Régence. Le Salon des Échecs en profite, et dans le texte ci-dessous nous avons une très rare anecdote de ce lieu, durant la Révolution, qui implique Carlier et Léger.


Source Gallica

Une journée de Paris 1796, 1797 – Paris An cinquième, par Ripault.
Correction du 21/06/2021 - Le Salon des Échecs a changé d'adresse en 1796. Il n'est plus au Café de Foy, mais au Café Morillon. Lire l'article sur le Café Morillon.

« Je voulus diminuer un peu l’idée qu’on avait attachée à la légèreté de mon caractère. Je m’assis auprès d’un échiquier, en face d’une des têtes les mieux organisées du département, et je fis mouvoir mes pièces suivant leur marche respective. Je perdis d’abord, je perdis ensuite, je perdis encore, puis …, puis je gagnai, et mon adversaire me dit, en se pinçant le nez : … C’est singulier, je jouais mieux que cela au café de la Régence… 
- Vous avez donc joué au Café de la Régence ?
- Oui, Monsieur, et dans les beaux jours de Philidor encore.
- Ah ! … ah ! …
- Et j’étais un joueur de la onzième force ;
- Peste !
- Et je savais par cœur les deux mille trois cent quarante-quatre parties et leurs variantes qui sont enfermées dans le jeu des échecs.
- Diable, Monsieur,…
Depuis ce moment, je désirai, avec toute l’ardeur de mon âge, connaitre les dix classes de joueurs d’échecs supérieures à celui qui m’avait fait mat tant de fois.

Estampe eau forte - Source Gallica - Lynchage devant le Café de Foy - 1789

Je me présentai au café de la Régence ; les habitués de l’échiquier l’avaient quitté, et s’étaient établis en face de ce même café. Je lus, au-dessus de la porte : Salon des échecs.

Je tressaillis de joie, et je me précipitai étourdiment dans cette auguste enceinte… Chut, chut, chut, chut, entendis-je de toutes parts… Un grand monsieur me dit, à voix basse…jeune homme, on n’entre pas en courant dans le salon des échecs… Surtout lorsque Léger fait sa partie.
- Qu’est-ce que Léger ?
- En me faisant cette question, vous me prouvez que vous n’êtes pas joueur d’échecs ?
- J’arrive de province…Je ne sais que la marche.
- À la bonne heure. Eh bien ! cet homme qui prend quatre prises de tabac à la minute, qui en couvre sa cravate, sa veste, sa culotte et l’échiquier, qui tourne la mâchoire de temps en temps, cet homme est le fameux Léger, le successeur de Philidor…Il cède un pion à ce sexagénaire et le gagne. Cependant nous concevons de son partenaire de grandes espérances, et moi, personnellement, je parierais ma reine contre votre fou, qu’avant quatre ans il pourra jouer à but avec Léger. Oui ce fameux Léger…

Ce petit homme en habit gris, un peu râpé, et en culotte noire, devenue jaune, qui, placé derrière eux, suit leur partie en haussant les épaules, est Carlier, l’antagoniste, le rival de Léger ; ils ont joué dix ans ensemble, et pendant ces dix ans, ils n’ont fait que des parties nulles…Enfin, il y a six mois que Léger en gagna une ; Carlier prit sa revanche le lendemain.

Depuis ce moment, ils respectent assez leur réputation ; ils se respectent assez eux-mêmes pour ne plus jouer l’un contre l’autre. Et puis il y a eu des propos. Des gens mal intentionnés ont rapporté à Carlier que Léger s’était vanté de lui céder le trait. 
- Oh ! Si nous n’avions pas étouffé l’affaire, elle aurait eu des suites, mais elle s’est fort bien passée ; quoique, depuis ce temps, ils ne se parlent jamais.
Je m’approchai de la table de Léger ; il parcourait du doigt toutes les cases de l’échiquier l’une après l’autre, et disait à son adversaire :
- Monsieur, vous avez, …vous avez, …, vous avez, …, vous avez mal joué ?
- J’ai joué, répondit l’autre, j’ai joué, …, j’ai joué, …, j’ai joué le jeu ?
- Vous ne l’avez pas joué, …, vous ne l’avez pas joué, …, et la preuve, et la preuve, c’est que vous êtes mat ?
- Ah, mon dieu ! s’écria douloureusement l’autre, en faisant, d’un coup de poing, voler les échecs à la tête des assistants. Au reste, je m’y attendais ; je le prévoyais. Vous perdiez, monsieur, si, au troisième coup, j’avais fait avancer de deux pas le pion de la tour. Si, au sixième coup, j’avais couvert mon roi par le fou de la reine…Si, tout à l’heure, j’avais donné échec à votre roi par mon cavalier, et si…

Je n’entendis pas le reste de ces si. Je m’en allai, en songeant à la nouvelle espèce d’hommes que je venais de voir. Elle forme un peuple isolé au milieu du peuple. Un joueur d’échecs ne s’occupe point des nouvelles de la guerre. Quand on mène bien une partie d’échecs, on commande bien une armée… Des nouvelles politiques, qui sait conduire son jeu, sait gouverner un état. De ses affaires personnelles, qui joue aux échecs, est au-dessus des détails du ménage. »


Dans le Palamède de Mars 1845, Deschapelles mentionne qu’il a fréquenté le lieu. 

« (Le jeu à l’aveugle) Je n’ai pas approuvé la fanfare appliquée à ce silencieux et savant jeu ; j’ai fait effort pour arrêter La Bourdonnais, se suicidant par la concentration qu’exige la partie sans voir, rendue encore plus funeste par l’âge mûr et l’heure indue. Dans ma jeunesse, au Salon des Échecs, cette partie fut mise à la mode, mais bientôt abandonnée comme une puérilité. Pour vous donner une idée de son peu de mérite, je vous dirai qu’il ne s’agissait que de s’y essayer pour y réussir, et, que nombre de personnes m’y ont rivalisé auxquelles je donnais facilement la Tour (…) »

Après la Terreur et la chute de Robespierre, apparaît en 1795 la période dite du Directoire qui dure jusqu’au coup d’État de Napoléon le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). La chasse aux suspects n’est pas terminée comme l’indique le texte suivant, où l’on voit que le Salon des Échecs, suspecté d’aristocratie, est fermé par le Directoire.

Source Gallica.

Mémoires sur la Convention et le Directoire – Paris 1824 – Tome II, le Directoire, par A.C. Thibaudeau
(page 43)

« Le Directoire fut enfin effrayé de l’audace des anarchistes. Leur club du Panthéon comptait jusqu’à quatre mille membres. (…) Les anarchistes des départements et des étrangers suspects de tous les pays affluaient à Paris. Tout annonçait une explosion prochaine. Le Directoire révoqua toutes les permissions de séjour délivrées aux individus non domiciliés à Paris 
(…) En se fondant sur l’article 360 de la Constitution portant qu’il ne pouvait être formé d’association ni de corporation contraire à l’ordre public, il fit fermer les clubs anarchistes du Panthéon et des Patriotes, et, pour se donner un air d’impartialité, les réunions royalistes du Salon des Princes de la maison Serilly, de la Société des échecs. »

 
Voici un extrait de l’arrêté du Directoire du 28 février 1796 (8 ventôse an IV).

« Article premier – La réunion formée dans le local connu sous les noms de Salon des Princes et de Salon des Arts, boulevard des Italiens ; la réunion formée dans la maison de Sérilly, vieille rue du Temple ; la réunion formée dans le palais Égalité, sous le nom de Société des Échecs (…)

Sont déclarées illégales et contraires à la tranquillité publique. Leurs emplacements respectifs seront fermés dans les vingt-quatre heures, et les scellés seront apposés sur les papiers y existant. (…) »


C’en est terminé de ce premier club d’échecs Français.

Le Palamède 1836 (page 14)


Un Cercle d’échecs « Philidor » fut créé en 1821 pour la première fois au-dessus du Café de la Régence pour une courte durée. À partir de 1834, créé à l’initiative par La Bourdonnais sans doute inspiré par son séjour à Londres et son match contre McDonnell la même année, le Cercle d’échecs des Panoramas puis le Cercle de la rue Ménars ont du mal à se pérenniser.  

Le Cercle d’échecs dissout, il se refonde au 1er étage du Café de la Régence en 1839, grâce à la bienveillance de Claude Vielle, propriétaire des lieux, jusqu’aux travaux de la Place du Palais-Royal en 1854, date à laquelle le Cercle d’échecs se désolidarise à nouveau de la Régence. Mais il y revient de 1855 à 1859, à la nouvelle adresse du Café de la Régence au 161 rue Saint-Honoré, avant de cesser définitivement de s’y trouver.

Après plusieurs tentatives infructueuses (pour différentes raisons, mais essentiellement liées au coût élevé de la location d’une salle parisienne), il faut attendre les années 1880 avant de voir la création d’un vrai club d’échecs à Paris, avec le Cercle des Échecs de Paris (10 rue du Beaujolais – encore à proximité du Palais Royal !) puis le Cercle Philidor (dans différentes brasseries à proximité de la place de la République).

Pendant tout ce temps-là le Café de la Régence a poursuivi sans faillir son œuvre d’utilité publique vis-à-vis des joueurs d’échecs ! 

vendredi 25 décembre 2020

Tranche de vie au Café de la Régence en 1836

Les textes relatifs à l'activité dans le Café de la Régence sont très rares avant 1842.
C'est seulement à partir de cette année-là, dans Le Palamède repris par Saint-Amant, qu'Alphonse Delannoy commencera à décrire assez régulièrement le lieu et les joueurs d'échecs.

J'ai déjà eu l'occasion de publier un texte datant de 1821 qui apporte quelques détails sur le Café de la Régence de l'époque. L'article suivant, paru dans la Gazette des Théâtres date du jeudi 7 avril 1836, apporte des informations très intéressantes.

L'Illustration - 24 janvier 1851 - Il existe très peu d'images de l'ancien Café de la Régence, alors place du Palais Royal. Même si la gravure date de 15 ans après, son aspect a probablement peu changé. Voir le plan ci-après du Café de la Régence.

C'est justement l'année 1836 qui est une année charnière de l'histoire du jeu d'échecs :
Le plus fort joueur du Monde à l'époque, La Bourdonnais, crée avec son ami Joseph Méry la première revue d'échecs au monde, Le Palamède.

Le même La Bourdonnais, influencé par son match à Londres contre McDonnell en 1834 et les clubs qui y existent depuis longtemps, crée le Cercle des Panoramas (près du passage du même nom), sans doute aussi pour échapper au tumulte du Café de la Régence. Il réussit, pour une poignée d'années (jusqu'au début de l'année 1839), à rassembler la bonne société dans un club dédié au jeu d'échecs.

En 1836, le propriétaire du Café de la Régence est Claude Vielle. Il vient juste de s'installer et s'est marié avec une des filles de l'ancien propriétaire, Joseph Evezard. Claude Vielle est à mes yeux le plus important propriétaire de l'histoire du Café de la Régence.   

Jacques Arago, l'auteur de ce texte :

* Dépeint un endroit chaleureux, où Philidor a son portrait ! 
* Parle de la spécificité du lieu : on y joue aux échecs, mais également aux dames ainsi qu'aux dominos.
* Indique que le Café de la Régence (comme plus tard le nouveau Café de la Régence) est le lieu de rencontre "de la bonne compagnie" qui se rend au Théâtre Français (l'actuelle comédie Française) et au Vaudeville (rue Montpensier - au Palais-Royal).
* Donne un détail du quartier : les fiacres de la place du Palais-Royal, qui seront présents au moins jusqu'au début du XXe siècle. 

Jacques Arago


MÉLANGES LITTÉRAIRES.
PHYSIONOMIE DES PRINCIPAUX CAFÉS DE LA CAPITALE.
LA RÉGENCE.

On a beau répudier certaines gloires, le temps fait justice des outrages, les transfuges reviennent à merci, et l'idole, grattée dans sa base, résiste, debout et puissante, aux coups et aux sarcasmes dont on a voulu la flétrir.

Le café Procope n'a pas cessé d'être le café Procope, et enrichit toujours celui qui l'exploite.
Le café Turc reste le café Turc, et est en possession de la vogue, aux jours surtout de la belle saison.
Le caté de Foy ne perd rien de son ancienne réputation ; la foule s'y précipite.
Le café Véron n'a plus besoin de son luxe pour y retenir ses nombreux habitués.
Le café Corazza peut se passer de ses belles patronnesses pour y appeler les consommateurs.
Le café du Vaudeville sera, longtemps encore, le rendez-vous privilégié des gourmets et des hommes d'esprit.

LE CAFÉ DE LA RÉGENCE, dont nous voulons nous occuper aujourd’hui, sera, ad vitam æternam, le point de mire de la bonne compagnie qui va chercher des émotions aux Français ou au Vaudeville, ainsi que des flâneurs qui parcourent les fraîches galeries du Palais-Royal, ou qui viennent s'embaumer aux suaves allées des Tuileries… Toute course doit avoir un but et un point de repos.

Source : Gallica

Mais, pourquoi le privilège de cette vogue ? — Qui donc l'a établie ? qui la soutient ? qui la propage ? Il n'y a pas d'effet sans cause.
Le café Procope possède le fauteuil de Jean-Baptiste Rousseau, et résonne encore des disputes des beaux esprits de l'époque.
Le café Turc a un jardin charmant, et s'est longtemps enorgueilli des deux plus forts joueurs de billard de la capitale.
Le café de Foy a toujours été renommé pour l'excellence de ses glaces.
Le café Véron brille de ses dorures et de ses précieux arabesques.
Le café Corazza... son comptoir explique la faveur publique.
Le café du Vaudeville… Les directeurs et auteurs de ce théâtre y font leurs repas habituels.

Le café de la Régence… Oh ! celui-ci a mille sujets distincts pour justifier sa vogue. D'abord, la beauté, les grâces et la décence siègent au comptoir.
Et puis, du premier regard, vous y reconnaissez un air de bonne compagnie qui vous plaît et vous y rappelle. Les garçons, sous l'œil vigilant du maître, y sont actifs et prévenants.

Le café y est délicieux, l'excellence de ses riz-au-lait est devenue proverbiale dans le quartier ; et la consommation de chocolat y est si grande qu'il faut bien l'expliquer à l'avantage de l'établissement.

Voilà déjà des causes suffisantes de préférence, n'est-ce pas ? Je n'en ai rappelé qu'une faible partie.

Philidor y venait habituellement. — Qui, Philidor ? — Le célèbre Philidor. — Je ne le connais même pas de nom. Qu'a fait ce célèbre Philidor ?
Ignorant ! qu'a fait Voltaire ? qu'a fait Jean Jacques ? qu'ont fait Napoléon, Gengiskan, Alexandre, César ? qu'ont fait Newton, Laplace, Leibnitz, Lagrange ? qu'ont fait Clément, Ravaillac, Damiens et Fieschi ?..

Vous ne savez pas ce qu'a fait Philidor ? vous ne savez donc pas ce qu'a fait et ce que fait encore La Bourdonnais ? — Si, si, il a fait, à l'Ile-Bourbon, les rampes magnifiques qui conduisent de St.-Denis à St.-Paul ; mais je le croyais mort depuis longtemps. — Oui, celui-là est mort ; mais il a un descendant du même nom, qui fait tous les jours ce que Philidor faisait avant de mourir. — Quoi donc? — Il fait mat un cataclysme de rois et de reines qui, certes, se croyaient bien tranquilles sur leurs trônes. — Je commence à comprendre ; Philidor était un célèbre joueur d'échecs. — Vous avez l'intelligence active.

Donc, Philidor venait tous les jours au café de la Régence recevoir et accepter les défis des plus forts joueurs d'échecs de l'univers. Pénétrez dans ce triangle dont les côtés sans dorures sont taillés en zig-zag, avancez un peu ; là, à votre droite, à hauteur de l'œil, vous trouvez le portrait encadré de Philidor avec sa face joufflue, ses cheveux flottants, et le pitoyable quatrain dont on a appauvri la gravure. Saluez le monarque au tombeau.

Gazette des Théâtres - jeudi 7 avril 1836

Vous avancez encore et vous vous asseyez observateur attentif, en prenant un verre d'eau sucrée. Etudiez maintenant ces physionomies.

Ici, un front balafré, là une épaule équivoque, plus loin un œil absent. D'un côté, une moustache grise, de l'autre, une face ridée, bronzée par les neiges de Moscou ou le soleil des Pyramides, et sur presque toutes les poitrines, le ruban rouge. Vous vous retrouvez au milieu de nos vieilles gloires.

Ceux-ci étaient à Arcole et à Montmirail, ceux-là à Austerlitz et à Saint-Jean d'Acre ; leurs noms dans les bulletins ont fait souvent battre votre cœur ; leur présence vous est douce, et vous saluez ces débris, de la main ou du regard, parce que vous savez que sous ces vêtements usés il y a de nobles blessures et un reste de sang généreux que les sacrifices à la patrie n'ont pas refroidi.

Ceci est l'affaire de toute la journée. Les gloires se succèdent sans relâche au café de la Régence.

Cependant, les rendez-vous se donnent le matin, pour l'après-dîner ; les provocations ont lieu entre le chocolat et le verre d'eau ; et, impatients du triomphe, vous voyez souvent les adversaires appeler les garçons, demander un échiquier, s'attaquer comme le feraient deux tigres affamés dans le Sahara, et ne se quitter, haletants, épuisés, que lorsque la clarté du gaz vient leur rappeler que bobonne les attend pour souper. Oh ! Ces combats aux échecs sont des affaires fort sérieuses, je vous jure !

- Le soir, c'est encore le matin pour les preux chevaliers. Un échiquier ! un échiquier ! un échiquier ! C'est une guerre sans relâche aux rois, une guerre à mort, une guerre d'extermination… ou pourtant le vaincu rit parfois de sa propre défaite.

Il y a tel joueur d'échecs si incrusté sur son siège, que si vous veniez lui dire, au milieu d'une partie, que le feu consume son magasin, il vous enverrait de bon cœur à tous les diables, et ne bougerait pas plus que si vous toussiez à cinquante pas de lui.

Un jour, la femme d'un de ces messieurs, coquette comme une débutante au théâtre, reçoit par la petite poste une déclaration d'amour à bout portant. Déjà elle avait remarqué. Bah ! bah ! je vous conterai cela une autre fois, pas de médisance aujourd'hui.

Outre les parties d'échecs, principal amusement des habitués de la Régence, il se fait à ce café de belles parties de dames, dans lesquelles vous voyez briller quelques-uns des premiers artistes de la Comédie-Française, aux prises avec ces rudes coupeurs de membres qui allaient, sur nos champs de bataille, extraire des balles, des biscayens, et enlever des bras, des cuisses... et des têtes à nos soldats de la république et de l'empire. 

Le plan du Café de la Régence en 1836. Archives de Paris - Cadastre par îlots de Vasserot et Bellanger.
Notez la forme particulière du Café, alors situé 243 rue Saint-Honoré, Place du Palais-Royal


Ce sont des parties fort curieuses à étudier. Les premiers, polis et mesurés comme des acteurs sur les planches dans une pièce de Bouilly, les autres jurant et grimaçant comme sous la mitraille russe ou le yatagan mameluck. A chacun ses habitudes. Le combat fini, la gaîté est dans les deux camps, et ce n'est pas toujours celui qui a le plus vociféré pendant l'action qui est le moins gai après la débâcle.

Ces affaires de dames et d'échecs ont lieu sur les ailes du champ de bataille. Le centre est occupé par les ferrailleurs aux dominos, avec leur physionomie à eux, leurs allures à eux, leurs habitudes à eux.
En voici an tout gai, tout jovial, et pourtant grondant sans cesse, qui ne peut pas placer un domino sans vous dire : Attendez ! doucement ! Jamais on ne l'a vu jouant des deux mains ; jamais sans son mouchoir et sans sa tabatière.

En voici un autre, la canne toujours sous l'aisselle en forme de béquille, dont les doigts convulsifs tournent les dominos avec une rapidité prodigieuse et incessante. Quel luxe de mouvements ! Un troisième accuse toujours le sort, quand c’est à sa maladresse seule qu'il devrait s'en prendre de sa défaite. Un quatrième croit pallier une faute grave par un- quolibet ou un mauvais calembour, On lui rit au nez. Un cinquième, pris en flagrant délit d'une bévue, en charge la conscience de son partenaire, et se moque sous cape de son étourderie. Celui-ci c'est le sage. Un sixième, ne jugeant qu'après coup, trouve et prouve que le hasard a tout fait, et que le calcul n'est pour rien dans le succès. Un septième, vice-roi aux échecs, tient à prouver à tous qu'il mérite également une palme aux dominos, tandis que chaque jour vient lui démontrer que c'est trop de deux trônes pour un seul monarque. Un huitième a appris ce jeu à Pau et le joue comme on joue la comédie à Carpentras. Vous avez la mesure. Un neuvième apporte quotidiennement ses jolies petites pièces de monnaie du faubourg Saint-Germain à ses adversaires d'outre-Seine, qui lui donnent depuis quelques années des leçons inutiles de prudence et de calcul. Un dixième, vif, impatient comme un valet de Beaumarchais, se qualifie de premier joueur de dominos des douze arrondissements ; tandis que tous ceux qui l'entourent, y compris le flegmatique amateur de la rue Cherche-Midi, lui disputent la palme.

A ce jeu si drôle, si amusant, si stupide et si gai à la fois, le -voisin croit toujours en savoir autant que le voisin. L'expérience a beau démontrer le contraire et classer les forces, chacun reste dans sa foi en dépit des leçons et de l'arithmétique des faits.

Ces parties de dominos, au café de la Régence, ne sont pas seulement amusantes par la variété des caractères des joueurs qui s'y réunissent ; elles le deviennent bien davantage encore par l'importance des conseillers et des jugeurs, oh ! ceux-ci, par exemple, je Vous les livre avec plaisir ; et vous avez un moyen sûr de ne pas perdre, c'est de faire le contraire de ce qu'ils vous indiquent. La guerre entre eux et les joueurs est des plus amusantes et des plus originales.

Au café de la Régence, point de ces chanteurs vagabonds qui peuplent tant d'autres lieux publics. Je ne veux pas dire pour cela que vous n'y entendiez aucune musique, au contraire. Il y a ici un chanteur infatigable, beau joueur d'échecs, à qui il serait impossible de prendre une Tour ou de sauver un Cavalier, s'il ne faisait pas suivre ses combinaisons, d'un air ancien, triste, rococo, que sa voix de linotte siffle perpétuellement. Ceci est un pacte conclu, une affaire faite. Cet air est une partie inhérente au joueur que je vous signale. Ne le grondez pas, ne lui en veuillez pas ; il est bâti avec cet air, comme vous êtes bâti avec votre nez au milieu du visage ou avec votre manie des calembours, ou votre haine de toute royauté, ou votre amour exclusif pour une seule femme, ou votre culte pour toutes. 
Cet air rococo, c'est tout l'homme indiqué ; si l'air tombe, l'homme est nul aux échecs. Accommodez-vous de cette charpente. M. La Bourdonnais ne parle-t-il pas sans cesse entre ses dents ?... La nature est capricieuse dans ses combinaisons. Soumettons-nous.

Avant le spectacle et après le spectacle, en entrant au Vaudeville ou aux Français, en sortant de ces deux théâtres, il est de bon ton de faire une pause au café de la Régence. On y entend juger les pièces, on y apprend les nouvelles de la journée, et le punch, les orgeats, les limonades et le lait y coulent à flots.

Minuit sonne, le gaz s'éteint ; on a là, sous sa main et sous ses pieds, les fiacres de la place du Palais-Royal, on rejoint sa demeure ; et, dans ses promenades aux Tuileries, ou ses visites aux théâtres voisins, chacun revient faire une station au café que je signale, pour tous les motifs que je viens d’énumérer : comptoir, échecs, dames, dominos et parfum de bonne compagnie.

Les journaux y abondent, vous pourrez y lire cet article... Si vous n'avez rien à faire.

J. ARAGO.

Les fiacres de la Place du Palais Royal vers 1830. Anonyme, Estampe, Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Le bâtiment est le Château-d'eau détruit lors de la Révolution de février 1848. Voir la belle gravure ici.

Les mêmes fiacres au début du XXe siècle, sur une Place du Palais-Royal bien différente.

mercredi 9 décembre 2020

Le jeu d'échecs révolutionnaire


Durant la Révolution Française les joueurs d'échecs désertent le Café de la Régence, surtout à partir de 1793 et la Terreur qui commence. Le propriétaire des lieux est alors un dénommé François Haquin, successeur de Guillaume Rey mentionné par Diderot dans "Le neveu de Rameau".

C'est de cette période révolutionnaire que nous vient une célèbre anecdote apocryphe au sujet de Robespierre. Vous pouvez la découvrir ou la redécouvrir en lisant à ce sujet un de mes précédents articles sur une émission radiophonique en 1937 qui reprend quelques anecdotes sur le Café de la Régence et la période révolutionnaire.


Il est tout de même fort probable que Robespierre venait au Café de la Régence. Lui-même habitait un peu plus loin dans la rue Saint-Honoré. 

« Il ne venait presque plus personne à la Régence, raconte dans ses Souvenirs un des plus illustres « pousseurs de bois » d’Angleterre ; on n’avait pas le cœur à jouer et ce n’était pas gai de voir à travers les vitres passer les charrettes de condamnés dont la rue Saint-Honoré était le chemin. 
Robespierre que ce spectacle n’affligeait pas, à ce qu’il parait, était un des seuls qui y vinssent encore faire leur partie. Il n’était pas très fort, mais il faisait si grand-peur que même les plus habiles, quand ils jouaient avec lui, perdaient toujours. »


La rue Saint-Honoré de la Révolution à nos jours – Robert Hénard – Paris 1909

L'exécution de Robespierre - La Guillotine, symbole de la Terreur

Cette période révolutionnaire ne souhaite plus voir apparaître les noms de roi, reine etc.
Un vent de changement radical emporte le jeu d'échecs, les jeux de cartes etc.
Par exemple au théâtre :

« Il y a une scène dans le Bourru bienfaisant où celui-ci joue aux échecs. Baptiste Ainé jouant un soir ce rôle au théâtre de la République en pleine Terreur, s’oublia jusqu’à dire échec au roi
– Il n’y a plus de roi, s’écria un individu placé au parterre, on lui a coupé le cou le 21 janvier 
– C’est juste, dit Baptiste ; échec au tyran 
– À la bonne heure.  »

Souvenirs Thermidoriens – Georges Duval 1844 – Il s’agit de souvenirs durant la Terreur. 

Voici un texte étonnant qui propose donc de révolutionner le jeu d'échecs.
Il est signé de Louis-Bernard Guyton-Morveau, député et membre du Comité de Salut Public.


Source Retronews / Gallica
Gazette Nationale ou le Moniteur Universel – N°51, Primidi, 3ème décade de Brumaire, l’an 2 de la République une et indivisible (11 novembre 1793, vieux style)

« Sur le jeu des échecs

Sera-t-il permis à des Français de jouer à l’avenir aux échecs ? Cette question fut agitée, il y a quelques jours, dans une société de bons républicains, et il fut conclu, comme on devait s’y attendre, par la négative absolue.

Mais on demanda ensuite s’il ne serait pas possible de républicaniser ce jeu, le seul qui exerce véritablement l’esprit, et, proscrivant des noms et des formes auxquels nous avons juré une haine éternelle, de conserver ce chef-d’œuvre de combinaison qui le rend si piquant et que l’on ne peut se flatter de remplacer.

Voici les réflexions que j’ai faites sur cette seconde question et les résultats auxquels elles m’ont conduit. Tout le monde sait que le jeu d’échecs est une image de la guerre ; jusque-là rien qui répugne à un républicain, car il n’est que trop certain qu’un peuple libre doit toujours être prêt à soutenir sa liberté par les armes.

Ainsi, alors même que ce peuple renonce à en faire d’autre usage, que pour la plus légitime défense, il ne peut sans imprudence se dispenser d’avoir une force militaire et d’en ordonner, au moins de temps en temps, le rassemblement, pour l’exercer. Que ce rassemblement soit plus ou moins considérable, quelle que soit sa durée, on en manquerait l’objet si l’on n’y formait le simulacre d’un camp. 

Il paraîtra sans doute convenable de diviser momentanément ce camp en deux, composés chacun de troupes de toutes armes, qui se partageront et se rangeront sous deux drapeaux différents dont on sera convenu, pour figurer alternativement des attaques et des défenses.

Rien n’empêche encore que, dans cette lutte de pure émulation entre des frères, on ne convienne que l’enlèvement du drapeau soit le but et le signe de la victoire. Eh bien ! Il ne faut pas aller chercher plus loin : on trouve dans ces idées simples, et nullement étrangères aux habitudes que nous connaissons, les figures et les noms dont on a besoin, qui s’adapteront avec facilité à toutes les règles, à toutes les chances du jeu, et qui conserveront de plus une analogie que n’ont pas les anciens noms, dont le long usage a pu seul nous dérober la ridicule discordance avec les fonctions qu’ils indiquent.

Dans ce système, ce sera le jeu des camps, ou si on aime mieux, de la petite guerre. Le mot échec a une étymologie royale (1) ; c’en est assez pour le condamner à l’oubli, au moins dans l’acceptation de son dérivé immédiat. Le principal personnage sera le porte-parole, ou, pour mieux dire, le drapeau. 
Il ne sera pas difficile de donner à la pièce une forme convenable à cet attribut ; elle tiendra la place du ci-devant roi, et aura sa marche, très analogue à la condition de ne pouvoir échapper qu’à pas réglés ; tout ce qui l’entourera sera destiné à la protéger, lorsqu’on l’attaquera, on en avertira par ces mots : Au drapeau ; lorsqu’elle sera forcée, on criera : victoire ; lorsqu’elle sera enfermée, on dira : blocus, et la partie finira comme le pat.

Louis-Bernard Guyton-Morveau

Tout le reste va de suite pour organiser la représentation d’une armée en présence de l’ennemi. 
Je ne parle pas du général ; il n’est pas sur le casier, mais dans la tête de celui qui conduit la partie.
La pièce appelée si bêtement Reine ou Dame (2) sera l’officier-général ; pour abréger, l’adjudant. Les tours seront les canons, et l’on cherchera plus le rapport de leur mobilité avec leur dénomination. 
Roquer sera mettre un canon près du drapeau ; on l’annoncera en disant : Batterie au drapeau. 
Les fous représenteront la cavalerie légère, les dragons. Les ci-devant chevaliers étaient déjà descendus au rang de cavaliers. 

Les pions formeront l’infanterie, les fusiliers : quand ils auront enfoncé le camp ennemi jusqu’à se limite, au lieu de changer de sexe (3), leur nouvelle marche ne sera plus que l’image naturelle de l’élévation en grade d’un brave soldat.

Je laisse à juger si j’ai résolu le problème au gré de ceux qui désirent trouver dans le jeu un délassement qui ne soit pas le déguisement de l’avarice, je crois du moins avoir réussi à en écarter tout emblème, toute expression qui pourrait contraster avec les mœurs républicaines, et retracer cette absurde idolâtrie que les rois sont tout, que les hommes n’existent que pour eux, il faut la laisser aux esclaves assez stupides pour craindre celui qui n’est à craindre que par eux. 

Ils s’apercevront sans doute un jour que, comme les pions aux échecs, ils ne sont que de vils instruments dont jouent les tyrans, qu’ils ménagent ou qu’ils brisent au gré de leurs caprices.  

L.B. GUYTON-MORVEAUX 

(1) Schach mat, en persan, signifie le roi est pris.
(2) Quelques-uns font venir ce nom de Vierg, qui a servi à désigner un officier civil et militaire : Autun a eu un Vierg.
(3) Sicut virgo solet, dit un ancien poète latin »



Jeu d'échecs en porcelaine - Musée Russe de Saint-Pétersbourg
Merci à Olessya pour la photo !

Un parallèle intéressant peut être fait avec la Révolution Russe. Il est possible de voir au Musée Russe de Saint-Pétersbourg le jeu d'échecs ci-dessus qui fut fabriqué en plusieurs exemplaires.

En 1923, l'usine nationale de porcelaine de Petrograd fabrique ces échiquiers conçus par Natalia Danko pour promouvoir la lutte du prolétariat contre le capitalisme (Charmatni Listok - Page échiquéenne - n°15/16 avril 1923). Le prix de cet échiquier était de 3000 roubles somme importante pour l'époque (tout en sachant qu'en 1923 le champion de Russie du jeu d'échecs remporta un prix de 3200 roubles).
Seul les étrangers en voyage en Russie pouvait acheter un jeu pareil, avec comme objectif de transporter cette lutte révolutionnaire à l'étranger !

A la place des blancs se trouvent les rouges qui représentent la Révolution éclairée et le travail
Par exemple le Roi est un ouvrier, La Dame une paysanne, les Fous des soldats de l'armée Rouge etc.
Le monde du capitalisme s'y oppose. La mort représente le Roi, la Dame est une femme de mauvaise réputation tenant un sac rempli d'or, les fous sont des officiers de l'armée impériale Russe, et vous pouvez voir le prolétariat enchaîné qui est représenté par les pions. 

L'illustration - 10 mars 1928

Quelques années plus tard, le 10 mars 1928, le journal "L'illustration" publie une photo et un court article sur une nouvelle variante soviétique du jeu d'échecs...Le jeu d'échecs à la mode des Soviets !




samedi 28 novembre 2020

Des "Régence" comme s'il en pleuvait...

Dans un article qui date déjà de 2013 et intitulé "Le long chemin vers la FFE" je donne la liste des réunions de joueurs d'échecs en France en Novembre 1919 (Source - La Stratégie).

Une première chose saute aux yeux dans la liste ci-dessous. Toutes les associations, ou presque, se trouvent dans des cafés ou des brasseries (tavernes).

La Stratégie – Novembre 1919

L’assemblée générale annuelle du Cercle Philidor s’est tenue le 23 novembre à son siège social : Brasserie Russe, 39 boulevard du Temple. Après l’approbation des comptes du trésorier il a été procédé au renouvellement du bureau ainsi constitué pour 1920 : MM. T.Guillemard, président ; E.Walbert, vice-président ; G.Pallard, trésorier ; C.Bourgeois, secrétaire ; A.Mouranchon, archiviste, et E.Bénard, conseiller.

A l’issue de l’Assemblée, la majorité des membres présents exprime le vœu de voir le Comité du Cercle reprendre l’initiative de la fondation définitive de la FEDERATION FRANCAISE DES ECHECS dont les statuts ont été adoptés à la réunion du 5 juillet 1914 par le Comité constitutif siégeant au Cercle Philidor.

En attendant l’établissement de cette Association nationale et pour répondre aux desiderata de nombreux lecteurs, nous donnons ci-après la liste des réunions françaises où tout amateur d’échecs peut rencontrer l’adversaire désiré. Nous y avons ajouté les réunions des pays limitrophes :

FRANCE

PARIS – « Les Echecs du Palais-Royal » : Café de l’Univers, 159, rue Saint-Honoré
PARIS – « Cercle Philidor » : Brasserie Russe, 39, boulevard du Temple
PARIS – « L’Echiquier » : Grand Café, 14, boulevard des Capucines
PARIS – « L’Echiquier du Lion de Belfort » : Café du Lion, 5, avenue d’Orléans
PARIS – Café de la Régence, 161, rue Saint-Honoré
            - Terminus Saint-Lazare, café de Rome (Cour de Rome)
            - Café Ludo, 18, rue de la Sorbonne
BELFORT – « Cercle Belfortain » : Café Danjean
BESANCON – « Société des Echecs » : Café du Helder
BETHUNE – Café Maillart
BORDEAUX – « L’Echiquier d’Aquitaine » : Café du Commerce et de Tourny
CANNES – Café des Allées
CHAMBERY – Café du Théâtre
DOLE – Café de la Ville de Lyon
ELBEUF – Grand Hôtel
EPERNAY – Café de Rohan
FONTAINEBLEAU – Café de l’Union, 142 rue Grande
HAUMONT – Café-Hôtel de la Gare
LE HAVRE – Grande Taverne
LILLE – « L’Echiquier du Nord » : Café du Boulevard
LIMOGES – Café de Paris
LYON – « Cercle Lyonnais » : Taverne Rameau
MARSEILLE – « L’Echiquier Marseillais » : Café de l’Univers
MENTON – Casino Municipal
MONT-DE-MARSAN – Cercle Montois, place de l’Hôtel-de-Ville
MONTPELLIER – « Montpellier-Echecs » : Café de France
NANTES – Café de Nantes
NIMES – Café Glacier
NICE – « Groupe des joueurs d’Echecs » : Café de la Régence


(Nice - Café de la Régence vers 1910 - Source Delcampe)

ORLEANS – Café de la Rotonde
OYONNAX – Café de France
PAU – Café de Paris
LA ROCHELLE – « L’Echiquier Rochelais » : Café Français
ROUEN – « Cercle Rouennais des Echecs » : Café Victor
SAINT-AFFRIQUE – Grand Café
SAINT-CLAUDE – Café Américain
SAINT-DIE – Café du Globe
SAINT-ETIENNE – Café Jaillardon
SAUMUR – Café du Commerce
STRASBOURG – Café de l’Univers, place de Broglie
TOULON – « L’Echiquier Toulonnais » : Taverne Alsacienne
TOULOUSE – « L’Echiquier Toulousain » : Café de la Paix
VICHY – Café Riche

ALGER – Café Continental
SAIGON – « Régence Saïgonnaise » : Continental Palace
Et l’article de poursuivre avec la Belgique etc…

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Mais il y a également un autre détail important. Le terme de "Régence" est utilisé plusieurs fois. 
Le Café de la Régence est encore fédérateur à cette époque et bénéficie toujours d'une forte notoriété.
Outre le Café de la Régence parisien (déserté par les joueurs d'échecs fin 1918 pour aller au Café de l'Univers et créer "Les Echecs du Palais-Royal"), les joueurs d'échecs se réunissent à Nice au Café de la Régence, et dans les colonies, à Saïgon, on trouve aussi la « Régence Saïgonnaise ».

Cette héritage du Café de la Régence existait auparavant aussi à Marseille, avec la "Régence Marseillaise" qui ne semble plus exister en 1919, mais aussi à Alger avec la "Régence Algéroise" également disparue de cette liste sous cette dénomination 


La Stratégie 1901

J'ignore si d'autres "Régence" ont existé et je n'ai guère plus de détails sur ces différentes "Régence".
Mais on trouve quelques traces de la Régence Marseillaise par exemple en 1901 après le tournoi de Monte-Carlo qui faisait l'objet de mon précédent article.

Plusieurs joueurs du prestigieux tournois passent par Marseille et y rencontrent les joueurs d'échecs locaux. On peut citer Tchigorine, mais également David Janowski et Jean Taubenhaus (non participant à Monte-Carlo mais qui avait essayé de s'y incruster...).
Voici une partie jouée par un regroupement d'amateurs contre Tchigorine ainsi que deux parties par équipe entre Janowski et Taubenhaus (parties parues dans La Stratégie 1901).

Jean Taubenhaus qui sera de nombreuses années professeur d'échecs au Café de la Régence à Paris.
 


[Event "Régence Marseillaise"] [Site "?"] [Date "1901.02.??"] [Round "?"] [White "Amateurs"] [Black "Tschigorine"] [Result "0-1"] [ECO "C84"] [Annotator "La Stratégie"] [PlyCount "64"] {Jouée en consultation à la Régence Marseillaise en février 1901} 1. e4 e5 2. Nf3 Nc6 3. Bb5 a6 4. Ba4 Nf6 5. O-O Be7 6. Nc3 b5 {Coup favori de M. Tschigorine.} ({l'on recommande} 6... d6) 7. Bb3 d6 8. d4 $2 {Coup faux qui coûte un Pion sans compensation.} ({il fallait jouer} 8. d3) 8... Nxd4 9. Bd5 ( {Si} 9. Nxd4 {vient la variante bien connue} exd4 {la Dame blanche ne peut prendre le Pion à cause de} 10. Qxd4 c5 11. Qe3 c4) 9... Nxf3+ 10. Qxf3 Nxd5 11. Nxd5 O-O 12. Nxe7+ {Probablement pour rester avec des Fous de couleurs différentes, mais la correction du jeu des Noirs ne permet pas d'en profiter pour la nullité.} Qxe7 13. Qg3 f5 14. Bg5 Qf7 15. f4 exf4 16. Bxf4 Qc4 17. e5 dxe5 18. Bxe5 Rf7 19. c3 Be6 20. b3 Qc6 21. Rad1 Re8 22. Rfe1 Bd5 23. Bf4 Be4 24. Rd2 Rf6 25. Qe3 h6 26. h4 Rg6 27. g3 Qf6 28. Kf2 Rg4 29. Bxc7 {Ce coup précipite la fin, mais la partie est sans ressource.} f4 30. Bxf4 g5 31. Rd6 Qf5 32. hxg5 hxg5 0-1 [Event "Régence Marseillaise"] [Site "?"] [Date "1901.04.29"] [Round "?"] [White "Taubenhaus et amateurs"] [Black "Janowski et amateurs"] [Result "0-1"] [ECO "C67"] [Annotator "La Stratégie"] [PlyCount "80"] {Jouée en consultation à la Régence Marseillaise le 29 avril 1901} 1. e4 e5 2. Nf3 Nc6 3. Bb5 Nf6 4. O-O Nxe4 5. d4 Be7 6. Qe2 Nd6 7. Bxc6 bxc6 8. dxe5 Nb7 9. Nc3 O-O 10. Re1 Nc5 11. Nd4 Ne6 12. Nxe6 {Ce faible coup ouvre la ligne de la Tour noire.} ({Il fallait jouer} 12. Nf5) 12... fxe6 13. Qg4 d5 14. Bh6 { Attaque prématurée dont le résultat n'est qu'une perte de temps car ce Fou sera obligé de se retirer.} Rf7 15. Rad1 Bd7 16. Rd3 Rb8 17. Rg3 Qf8 18. Bc1 Bc5 {Maintenant les Noirs commencent l'attaque.} 19. Nd1 Rb4 $1 20. Qg5 ({Si} 20. Qe2 Re4 21. Qd2 Rxf2 22. Nxf2 Qxf2+ 23. Qxf2 Rxe1#) 20... Rf5 21. Qd2 Rd4 $1 {Gagnant l'échange} 22. Rd3 Rxd3 23. cxd3 Bb4 24. Qe2 ({Il est évident que le Cavalier ne peut couvrir à la 3ème case du fou à cause de} 24. Nc3 d4) 24... Bxe1 25. Qxe1 Qc5 26. Nc3 Qd4 27. Qe2 c5 {Ce coup qui annihile l'action du Cavalier blanc est meilleur que la prise du pion roi (en e5).} 28. Be3 Qb4 29. a3 Qa5 30. Bd2 Qb6 31. g4 Rf8 32. Bc1 Bc6 {Joué avec l'intention de placer plus tard leur Dame devant le Fou dans la grande diagonale.} 33. f3 Qb3 34. Kg2 d4 {Ce coup permet au Cavalier de rentrer dans le jeu, mais la Dame noire prend possession de la grande diagonale avec un jeu supérieur.} 35. Ne4 Qd5 36. Nd2 h5 37. h3 a5 38. Kg3 a4 39. f4 g5 $1 {Décisif} 40. fxg5 Qh1 {Les Blancs abandonnent} 0-1 [Event "Régence Marseillaise"] [Site "?"] [Date "1901.04.30"] [Round "?"] [White "Janowski et amateurs"] [Black "Taubenhaus et amateurs"] [Result "1/2-1/2"] [ECO "C79"] [Annotator "La Stratégie"] [PlyCount "139"] {Jouée en consultation à la Régence Marseillaise le 30 avril 1901} 1. e4 e5 2. Nf3 Nc6 3. Bb5 a6 4. Ba4 Nf6 5. O-O d6 {Cette continuation donne aux Noirs une partie serrée, mais elle évite les variantes connues que les Blancs peuvent adopter avec avantage.} 6. d4 exd4 7. Nxd4 Bd7 8. Nc3 Be7 9. Nde2 O-O ({L'on ne peut chercher à gagner le Pion du Roi par} 9... b5 10. Bb3 b4 11. Nd5 Nxe4 12. Nxc7+ Qxc7 13. Qd5) 10. Ng3 b5 11. Bb3 Na5 12. f4 Nxb3 {La prise de ce Fou pouvait être retardée puisqu'il ne peut s'échapper.} (12... Re8 {d'abord valait mieux.}) 13. axb3 c6 14. h3 b4 15. Na4 {Les Blancs préfèrent placer leur Cavalier hors du jeu plutôt que de permettre d6-d5 aux Noirs, lequel dégagerait le Fou Roi noir.} c5 16. c4 Qc7 17. Qd3 Bc6 18. Bd2 Rad8 19. Rfe1 Rfe8 20. Re2 Bf8 21. Rae1 Qb7 22. Qc2 Nd7 23. Nh1 g6 24. Qd3 Bg7 25. g4 { Ils cherchent une attaque du côté du Roi, mais elle ne peut réussir à moins d'une grosse faute de la part des adversaires.} ({Il est évident qu'ils ne peuvent jouer} 25. Qxd6 {à cause de} Bd4+ 26. Kf1 Nf8 {gagnant la Dame}) 25... Bd4+ 26. Kh2 Nf6 ({Nous aurions dû jouer} 26... g5 {pour placer le Cavalier en e5} 27. fxg5 Ne5 {Les Noirs regagneraient le Pion du côté de la Dame avec une position supérieure.}) 27. Ng3 Re7 28. g5 Nd7 29. h4 f6 30. Nc3 {Profitant du faible coup des Noirs pour dégager leur Cavalier sans trop de perte.} bxc3 $2 ( {Il était meilleur de jouer} 30... fxg5 31. Nd5 Bxd5 32. exd5 Rxe2+ 33. Nxe2 Bf2 {Suivi de la prise du pion h4 restant avec deux pions de plus.}) 31. bxc3 Qxb3 $1 {Ce coup a probablement surpris les adversaires car ils sont forcés de sacrifier l'échange.} 32. Rb1 Qa3 33. Ree1 Ba4 34. Ra1 Qb3 35. Rxa4 Qxa4 36. cxd4 Qc6 37. d5 Qc7 38. Bc3 Rf7 39. Qd2 Rdf8 40. Rf1 Qd8 41. Ba1 Qb8 42. Rg1 Qb4 43. Qxb4 cxb4 44. gxf6 Nxf6 ({Il fallait prendre ce Pion avec la Tour} 44... Rxf6 {et se contenter des deux Pions passés}) 45. Nf5 Re8 46. Nh6+ { Regagnant l'échange} ({Si} 46. Nxd6 Rxe4) 46... Kf8 47. Nxf7 Kxf7 48. e5 Nh5 49. e6+ Ke7 50. f5 Rf8 51. Bd4 ({Si} 51. fxg6 {Les Noirs répondraient d'abord} Rf2+ {et ensuite ils prendraient le Pion}) 51... Rxf5 52. Ra1 Rf4 53. Be3 Rxh4+ 54. Kg1 Rxc4 55. Rxa6 Nf6 56. Ra7+ Kd8 57. Kf2 Nxd5 58. Bg5+ Kc8 59. e7 Nxe7 60. Rxe7 Rc7 61. Re8+ Kd7 62. Rb8 Ke6 63. Rxb4 Kf5 64. Be3 d5 65. Rf4+ Ke6 66. Ke2 h5 67. Ra4 Rd7 68. Kd3 Kf5 69. Rf4+ Ke6 70. Rf1 {Après quelques coups la partie a été déclarée nulle.} 1/2-1/2

mercredi 25 novembre 2020

Monte Carlo 1901

Dans un précédent article, j'ai eu l'occasion de parler du premier tournoi de Monte Carlo joué en 1901.
Avec notamment une anecdote révélatrice sur David Janowski, vainqueur de ce tournoi.

David Janowski vainqueur du tournoi de Monte Carlo en 1901 - Le Monde Illustré 1902

Voici quelques détails intéressants parus dans la revue La Stratégie en 1901 au sujet de ce tournoi.
La liste des organisateurs fait apparaître des noms bien connus du Café de la Régence et des échecs parisiens : Henri Delaire et Albert Clerc. Il manque à cette liste Jules Arnous de Rivière qui sera l'arbitre du tournoi. 



Les Conditions du tournoi international de Monte-Carlo que nous avons données le mois dernier sont à peu près conforme au programme qui vient d'être publié. Les prix sont un peu inférieurs : 1er Prix 5000 fr. et un objet d'art, les autres 3000, 2900, 1000, 800 et 500 fr. Prix de M. le baron Rothschild 500 pour la meilleure partie ; prix de M. Rice 250 pour la plus brillante partie. 

Le Comité est composé de : Président M. Albert Clerc, conseiller honoraire de la Cour d'appel de Paris, vice-président, M. Hoffer journaliste ; membres MM. Asselin, H. Delaire, président du Cercle Philidor, Pecher de Bruxelles, le Président du Cercle de Vienne, Autriche, Isaac L. Rise, Rosenthal, Salvioli, baron de Weissenbach et Wasmuth. Le tournoi commencera le 1 er février 1901 et tout fait espérer qu'il réunira les premiers maîtres du Monde des Échecs.

Le premier prix de 5000 francs est considérable pour l'époque.
Le site de l'INSEE indique que ce montant correspond à 20000 euros actuels.

Même si le champion du Monde en titre, Emanuel Lasker, ne joue pas le tournoi, son ombre plane sur celui-ci comme l'indique une note dans la Stratégie de décembre 1900. Ceci explique les quarts de point dans la grille finale du tournoi.

La première partie nulle comptera pour ¼ à chaque joueur et devra être rejouée; si l’un d’eux gagne la seconde elle lui sera comptée ¾ en tout; si elle est encore nulle chacun aura ½ point. Cette modification pour les nullités a été suggérée par M. le Dr E. Lasker.

Grille finale du tournoi - Janowski remporte le tournoi avec 10,25 points.

Voici l'article final au sujet du tournoi.
Il s'agit-là d'un des plus grands succès de David Janowski, la star de l'époque du Café de la Régence.
Il faut noter l'âge des différents joueurs, qui tranche avec la jeunesse des GMI actuels du top niveau.

Dans le tournoi international de Monte-Carlo, douze concurrents seulement devaient être reçus, mais à l’unanimité les concurrents ont bien voulu élever ce nombre à quatorze. Un quinzième concurrent qui s’est présenté sans prévenir, et parait-il sans être invité, M. Taubenhaus, n’a pas pu être admis.

Malgré l’absence regrettable de plusieurs maître célèbres, l’on voit par les noms donnés ci-dessous que le champ est encore très redoutable et que le vainqueur pourra en être fier. L’absence de M. Pillsbury est expliquée : le célèbre champion américain a subi un échec et mat matrimonial ! Il s’est marié, le 17 janvier dernier à Chicago, avec Mlle Mary E. Bush…Nous joignons nos sincères félicitations à celles de ses nombreux amis et admirateurs.

L'absence de MM. Brun, Lasker, Maroczy et Showalter ne s’explique pas ; le programme du tournoi est très libéral, les prix suffisants, pourquoi se sont-ils abstenus ? Le tournoi devait commencer le 1er février, mais à cause de la mort de S. M. la Reine d'Angleterre et par déférence envers les champions anglais, la lutte a été retardée Jusqu'au 4 février. 

Cette fois Paris n'a pas eu besoin de recourir aux journaux anglais pour avoir des nouvelles ; avec une bonne grâce dont les amateurs parisiens lui sauront gré, M. Arnous de Rivière a transmis chaque jour les résultats au Café de la Régence et au Cercle Philidor. 

Les participants du tournoi de Monte Carlo en 1901. Photo parue dans l'hebdomadaire Sport, journal polonais de l'époque. Curieusement le vainqueur du tournoi est absent de la photo. Un Jules Arnous de Rivière vieillissant est debout sur la droite.

L’absence de MM. Lasker, Maroczy et Pillsbury est bien regrettable ; cela est surtout fâcheux pour M. Janowski car celui-ci se trouvait en d’excellentes dispositions et la victoire qu’il a remportée est, de l’avis de tous, bien méritée.

Il a battu tous les gagnants de prix, sauf M. Alapin avec lequel il pouvait faire nulle, mais toujours sa haine de la nullité l’a emporté et il a perdu ! Il a été plus sage pour la dernière partie du tournoi avec M. Marco, 1/4 de point lui suffisait pour avoir 10, nombre qu’aucun autre concurrent ne pouvait atteindre ; il a joué la nullité et l’a facilement obtenue. 

Nous lui adressons nos plus vives félicitations, avec d’autant plus de plaisir qu’il a réalisé la prédiction que nous avons faite après le tournoi de Munich (Voir La Stratégie 1900, page 243).

M. Schlechter qui a partagé le 1er prix avec M. Pillsbury à Munich, a mal commencé ; la première partie qu’il a perdue avec M. Scheve l’a placé dans une infériorité dont il n’a pas pu sortir malgré tous ses efforts.

M. Th. v. Scheve a 50 ans ; depuis longtemps il n'avait participé à aucune lute internationale. A Leipzig 1888, il a été 4ème , à Berlin 1890 il a été 3ème et à Manchester la même année il a été 7ème. Son jeu s'est amélioré et certainement il a surpris ses adversaires. 

M. Tschigorine qui vient de gagner le 2e tournoi national de Moscou sans perdre une seule partie, aurait dû faire mieux mais c'est un irrégulier et en définitif il n'est qu'à 1 1/4 du 1er Prix. 

Mikhaïl Tchigorine

M. S. Alapin n'a perdu qu'une seule partie ; il détient le record de la nullité : 14 parties nulles ! Son jeu serré et sa forte constitution lui permettent de soutenir sans fatigue les luttes les plus longues. 

M. J. Mieses est toujours le joueur brillant par excellence ; plusieurs de ses parties seront soumises à l'examen pour les prix spéciaux. 

Jacques Mieses, formidable joueur d'attaque

M. Blackburne, qui pendant tant d'années a toujours été parmi les vainqueurs n'a pas de prix. Pendant le tournoi il a été malade et n'a pu se présenter pour jouer la deuxième partie contre M. Reggio. Malgré ses 59 ans quelques-unes de ses parties sont remarquables. 

M. Gunsberg non plus n'a pas de prix et cela a généralement surpris. C'est un journaliste et il est difficile de remplir les devoirs de cette profession et de lutter en même temps dans un tournoi de maîtres.11 a été du reste démoralisé après avoir perdu une partie contre M. Tschigorine qu'il aurait dû gagner. 

M. Marco n'occupe pas la place due à son talent ; il a cependant joué de très jolies parties et il a été le seul qui a battu M. Alapin. 

La non réussite de M. Marshall a été une surprise ; le jeune maître américain a été souffrant pendant toute la première période du tournoi et naturellement il a perdu tout espoir d'être bien placé. Il a eu un dédommagement pécuniaire en gagnant le ter prix du tournoi de Salta. 

MM. Reggio et Didier sont de très forts amateurs à qui il manque l'expérience des tournois et l'occasion de pratiques a des maîtres. 

M. Winawer a 63 ans ; il n'est plus au courant des débuts modernes, mais dans le milieu et les fins de parties il est toujours fort redoutable.
En résumé, le tournoi de Monte-Carlo est un très grand succès. D’après M. Hoffer, M. Arnous de Rivière l’a conduit avec beaucoup de courtoisie envers les joueurs et les représentants de la presse.

M. Camille Blanc recevra les félicitations du monde des échecs surtout qu’il se propose d’organiser tous les ans un tournoi pareil. La prochaine fois des mesures seront prises pour que l’admission des spectateurs soit rendue plus facile qu’elle ne l’a été cette année. 


Pour terminer voici les deux parties qui furent récompensées comme les plus belles du tournoi.
J'ai laissé les commentaires publiés dans La Stratégie en 1901. Bien sûr, une brève analyse avec un logiciel d'échecs actuel montre toutes les erreurs dans les commentaires de l'époque.


[Event "Monte Carlo"] [Site "Monte Carlo"] [Date "1901.02.04"] [Round "1"] [White "Marco, Georg"] [Black "Mieses, Jacques"] [Result "0-1"] [ECO "B45"] [Annotator "Deutsches Wochenschach"] [PlyCount "60"] [EventDate "1901.??.??"] [EventType "tourn"] [EventRounds "13"] [EventCountry "MNC"] [Source "ChessBase"] [SourceDate "1997.11.17"] {Jouée le 4 février 1901 dans le tournoi international de Monte-Carlo (La Stratégie 1901)} 1. e4 c5 2. Nf3 e6 3. d4 cxd4 4. Nxd4 Nc6 5. Nc3 Nf6 6. Ndb5 Bb4 7. a3 Bxc3+ 8. Nxc3 d5 9. exd5 exd5 10. Bf4 (10. Bg5 {joué dans la partie Pillsbury-Mieses du tournoi de Paris est, croyons-nous, défavorable aux Blancs. }) 10... O-O 11. Bd3 Bg4 12. f3 Bh5 13. O-O Bg6 14. Bxg6 hxg6 15. Bg5 Qb6+ 16. Kh1 Qxb2 17. Bxf6 gxf6 18. Qd2 Qb6 19. Nxd5 Qd8 20. Rad1 Kg7 21. Qf4 Ne5 {Ils étaient menacés de Nc7} 22. Qb4 Rh8 $1 23. h3 ({Meilleur était} 23. f4) 23... Qc8 $1 {Attaque le pion en c2 et menace de prendre en h3 avec la Tour} 24. Qe7 Qf5 ({Mauvais serait} 24... Rxh3+ {à cause de} 25. Kg1) 25. Kg1 Rae8 $1 26. Qxb7 $2 ({Il fallait jouer} 26. Qb4 {auquel les Noirs auraient répondu} Qxc2) 26... Rxh3 $1 {Une élégante fin} 27. gxh3 Qg5+ 28. Kf2 ({Si} 28. Kh1 Rh8) ({et si} 28. Kh2 Nxf3+ 29. Rxf3 Re2+ {etc.}) 28... Nd3+ 29. Rxd3 Qh4+ 30. Kg1 Qg3+ { et mat en quelques coups} 0-1 [Event "Monte Carlo"] [Site "Monte Carlo"] [Date "1901.02.08"] [Round "4"] [White "Mieses, Jacques"] [Black "Mason, James"] [Result "1-0"] [ECO "C01"] [Annotator "Field, M.Hoffer"] [PlyCount "77"] [EventDate "1901.??.??"] [EventType "tourn"] [EventRounds "13"] [EventCountry "MNC"] {Jouée le 8 février 1904 dans le tournoi international de Monte-Carlo (La Stratégie 1901)} 1. e4 e6 2. d4 d5 3. exd5 exd5 4. Be3 Nf6 5. Bd3 Bd6 6. Nc3 c6 7. Qd2 Qe7 {Un coup de dégagement aurait été meilleur} 8. O-O-O Na6 9. Re1 Be6 10. Bg5 h6 11. Bh4 g5 12. Bg3 Nc7 13. Nf3 Nd7 14. Ne5 Bxe5 15. Bxe5 Nxe5 16. Rxe5 O-O-O 17. Na4 b6 ({Une autre suite aurait été de permettre Nc5, mais de chasser d'abord la Tour par} 17... f6 {La position devenait alors très délicate et très compliquée, les Noirs préférent adopter la continuation la plus simple.}) 18. h4 $1 {un bon coup} f6 ({Si} 18... gxh4 19. f4 {et le pion en h4 isolé sera pris facilement}) 19. Re3 Qd6 20. b4 {Menaçant 21.Nc5 b6xc5 22.b4xc5 suivi de Qa5 avec une violente attaque.} Kb7 {Pour libérer leur Dame qu'ils veulent jouer en f4} 21. Qc3 Qf4 22. Kb1 gxh4 {D'utilité douteuse} 23. Ka1 Bd7 24. Rb1 Ne6 25. Ba6+ Kc7 ({Si} 25... Kxa6 26. Rxe6 Bxe6 27. Qxc6 {et gagnent}) 26. Nc5 $1 Nxc5 (26... bxc5 27. bxc5 {et gagnent}) ({et si} 26... Nxd4 27. Bd3 bxc5 28. Qa3 {avec une attaque encore plus forte}) 27. bxc5 Rb8 28. Rf3 Qg5 29. Qe1 {Un subtil coup de problème, amenant des variantes de grand intérêt; la menace immédiate est Qe7} Qg4 ({Si} 29... Rhe8 30. Qh1) 30. Rd1 {Pour ne pas fermer, par c3, la diagonale à leur Dame.} Rbe8 31. Qh1 Kd8 { Une position très difficile que nous invitons nos lecteurs à examiner.} ({Une autre défense serait} 31... f5 32. Qh2+ f4 33. Rxf4 Qxd1+ {et les Blancs dans les conditions les plus défavorables ont au moins la nullité}) 32. Qh2 bxc5 33. Qd6 {Le seul coup correct, menaçant mat par Rb1} Qe6 34. Qxc5 Bc8 35. Bxc8 Qxc8 ({Si} 35... Kxc8 36. Rb1 {doublant ensuite les Tours sur la ligne du Cavaier Dame avec une partie gagnée.}) 36. Rxf6 Re6 37. Rf7 Ke8 38. Qxa7 Rf8 39. Rb7 { Les noirs abandonnent. Une belle partie jouée dans un grand style par M. Mieses. (Field, notes par M. Hoffer)} 1-0

dimanche 15 novembre 2020

Les testaments de Deschapelles

Le 27 octobre 1847 disparaissait Deschapelles, personnage exceptionnel et méconnu de nos jours, successeur de Philidor.
Rappelons que Deschapelles (Alexandre Louis Honoré Lebreton Deschapelles) était considéré comme plus fort aux échecs que Philidor, par les personnes ayant connus les deux joueurs.
Je vous renvoie à la courte biographie que j'ai faite à son sujet.

Un passionné, Pierre Baudrier, que j'ai déjà cité et que je remercie, a mené de minutieuses recherches à son sujet au cours des années 1970 / 1980.
Et dans le numéro 258 d'Europe Échecs (juin 1980), il publia deux documents remarquables.
Il s'agit des deux testaments manuscrits de Deschapelles en provenance des Archives Nationales.

Les circonstances actuelles ne me permettent malheureusement pas d'aller aux Archives Nationales pour consulter les originaux. Aussi je me contente des photos publiées dans la revue Europe-Échecs de juin 1980.

Europe-Échecs n°258 - Juin 1980

Voici un extrait de cet article de Pierre Baudrier :

"Le champion d'échecs Alexandre-Louis-Honoré Lebreton Deschapelles (7 mars 1780 - 27 octobre 1847) a été méconnu (...).
Deschapelles lui-même n'y était pas étranger. Pendant la monarchie de juillet il conspirait contre le pouvoir et lisait à qui voulait l'entendre sa loi du peuple qui parut en 1848.

Inversement, il habitait en 1789 le château de Versailles - son père était officier de la Maison du Roi - Louis XVI l'avait "nommé", c'est-à-dire qu'il avait permis qu'on lui donne son prénom de Louis. L'un de ses frères avait été fusillé en l'an II pour être passé aux chouans et sous Louis-Philippe son beau-frère O'Hégerty était l'écuyer de Charles X et du comte de Chambord en exil. On ne peut que faire des suppositions sur la véritable personnalité de Deschapelles".

Lors du décès de Deschapelles en 1847, Saint-Amant publia, dans Le Palamède, un long article nécrologique avec un extrait d'un des testaments.

Le Palamède 1847

Pierre Baudrier ajoute :

"L'extrait du texte avait dû être fourni à Saint-Amant par la légataire universelle ou par un ami de Deschapelles, O'Reilly, qui avait signé l'acte de décès et appartenait au même milieu que Saint-Amant, celui du journal républicain Le National.

O'Reilly avait brandi le drapeau rouge le 5 juin 1832, lors de l'insurrection organisée par Deschapelles et évoquée par Victor Hugo dans Les Misérables.
Il fut nommé consul à Malaga puis secrétaire général de la Préfecture de Police en 1848 et maire du Xème arrondissement de Paris en septembre 1870."

Voici le texte du 1er testament de Deschapelles, en date du 1er février 1846.

Minutier Central, notaire LXXXV, liasse 1009 - Archives Nationales

"Mon testament

Aujourd'hui 1er février mil huit cent quarante six, je lègue à Mademoiselle marie, anne, caroline Lefèbvre brevetée pour l'exploitation des châssis de couches, demeurant avec moi de présent rue poissonnière n°29 à Paris: je lègue dis-je, tout ce que je laisserai après ma mort, immeubles, meubles, argent, créances ou papiers, pour qu'elle en jouisse après moi en toute propriété.
Je regrette de n'en pas laisser davantage craignant que ma chère caroline ne soit obligée de se retrancher dans la vie que nous menons depuis environ 23 ans. 

Je demande pour mon corps, l'enterrement du pauvre: que l'on m'envoye aucun billet de faire-part: que l'on ne mette mon nom dans aucun journal et que l'on ne présente mon corps à aucun culte.

Depuis mon enfance je n'ai reconnu qu'une seule opinion religieuse, la regardant comme le devoir actuel de l'homme : travailler jour et nuit à augmenter sa droiture et son intelligence.

Alexandre, Louis, Honoré, Lebreton Deschapelles"


Voici le texte du testament du 6 avril 1847

"Mon testament

J'ai donné et donne et lègue tout ce que je possède et posséderai, jusqu'à mes hardes et mon dernier chiffon, à Mademoiselle Marie, Anne, Caroline, Lefèbvre, fille aînée de M. Lefèbvre propriétaire à Thémericourt, aujourd'hui adjoint à la mairie de la ville commune : laquelle demoiselle est à la tête de ma maison depuis plus de vingt ans, où elle m'a rendu la vie heureuse, par son intelligence, sa droiture, son amabilité et son dévouement.

Je voudrais lui laisser davantage dans la crainte que les charges de sa fabrique ne deviennent trop fortes et qu'elle ait englouti ce qu'elle a à elle, d'héritages et d'économies. Je ne lui laisse point de conseils, n'ayant pas les qualités pour acquérir et me fiant plus à elle qu'à moi, sur la continuation ou sur le moment de liquider mon entreprise.

Paris le 6 avril mil huit cent quarante sept.

Alexandre, Louis, Honoré, Lebreton
Signé : Deschapelles"